Les Inrocks : Humiliation, dépression, démission: l'offre triple play de France Télécom: "sommes.”
Pour virer les dix ingénieurs, Philippe annonce :
“On va leur faire comprendre que l’entreprise est en guerre et que dans toute guerre, il y a des morts. Et que bouger, accepter le changement, c’est la vie. – C’est ça qu’on t’a appris dans le stage ? – Entre autres.'
Devenu manager, Philippe applique dans son équipe le plan Next. L’open-space qu’il anime est tourneboulé comme un cube. Stéphane, invisible ingénieur d’une équipe commerciale, dirige soudain Rodolphe, qui était son supérieur la veille. Thierry, un cadre qui refuse la promotion qu’on lui impose, se voit rétrogradé et placé sous l’autorité d’un de ses subalternes. Philippe ordonne, place et déplace les employés. Dans l’openspace, on commence à se regarder de travers. Des camps se forment. On se parle moins à la cantine. Dans son bureau, Christian reçoit des appels de sa direction parisienne.
“On me conseille de fixer des objectifs inatteignables, pour pouvoir dire au collaborateur : ‘Je suis désolé, mais là, on ne peut plus continuer avec toi’…”
Peu à peu, des infos lui parviennent des boutiques, des centres d’appels, des open-spaces chamboulés par le plan Next : ça va mal. Les salariés commencent à faire des dépressions. Des formules comme “au bout du rouleau”, “envie de suicide” remontent jusqu’à lui. Il décide d’alerter Paris et envoie des e-mails à la DRH du groupe.
Christian ne reçoit aucune réponse. Jusqu’à ce matin de 2006 où Simone, membre de son équipe d’encadrement, débarque en trombe dans son bureau pour lui déclarer que sa hiérarchie ne veut plus de lui.
A dater de ce jour, des cadres sous les ordres de Christian passent devant lui sans le regarder. Il se demande comment Philippe, bon et solidaire, a pu devenir en dix jours un manager capable de muter, tel un pion, un collègue avec qui il déjeune à midi. Il imagine de redoutables techniques de lavage de cerveau. Il en parle à Oscar, un cadre de la direction parisienne du groupe, qui lui a gardé son amitié. Christian ne peut pas mieux tomber : Oscar a participé au fameux stage où l’on a formé Philippe aux techniques pour mobiliser les employés et leur “faire accepter le changement”.
Un soir, loin des bureaux, Oscar lui donne les fiches pédagogiques qu’il a reçues comme Philippe lors de leur stage parisien dans les locaux d’Obifive, une société internationale de coaching en management. Il découvre un curieux schéma. Un plan de la bataille d’Angleterre de 1940, qui vante la “précision” et la force de “l’exécution conf¡orme” des avions de chasse allemands. Intrigués, nous demandons un rendez-vous à Céline Lerenard, la directrice associée d’Obifive :
“Ce n’est pas un peu bizarre, de comparer les concurrents de France Télécom à des avions allemands ? – Vous avez mal compris. On voulait faire ressortir la solidarité qui existait entre les pilotes et les mécaniciens de la Royal Air-Force. – Pardon, mais ça, ça n’est écrit nulle part. Ce qu’on voit, ce sont des avions de la Luftwaffe bombardant des villes en Angleterre. – Alors vous avez mal compris.”
Des témoins, des employés de France Télécom qui ont participé au stage, racontent une autre histoire :
“Les formateurs expliquaient que nous étions en guerre. D’abord, on nous montrait l’Angleterre prise en tenailles par les nazis. Ensuite, on nous montrait Orange prise en tenailles par Free, par Bouygues et par Nokia…”
Nous rencontrons Bruno Diehl à Paris. Conseiller en management de l’équipe du pdg de France Télécom jusqu’en 2007, il a écrit en mai 2010 un livre montrant comment, à partir de l’an 2000, un management déshumanisé a plombé l’entreprise. Diehl était en relation avec des formateurs qui animaient les stages de management. Il nous décrit des stages efficaces et vivants, concrets, pleins d’exercices pratiques inspirés de la réalité.
Par exemple, on proposait aux stagiaires de réduire de moitié les effectifs de leur plate-forme : vingt-cinq personnes à faire partir. Sur ces vingt-cinq, l’une avait une mère atteinte d’une maladie grave. Il va la voir chaque jour et sa mutation doit l’envoyer à plus de 100 kilomètres. Exercice : “Comment vous y prenez-vous pour le faire partir ?” Après quoi, le formateur donnait la réponse. Il faut, disait-il, faire comprendre avec humanité l’importance de ce choix : soit le collaborateur emmène sa mère avec lui, soit il démissionne pour rester auprès d’elle.
“Culpabilisé, le collaborateur prendra lui-même la bonne décision : démissionner.”
Christian découvre un second document. Celui-là prouve que France Télécom savait que ses employés allaient inévitablement perdre leurs repères, puis leur moral. C’est une belle courbe, signée Orange et Orga Consultants, une autre société de coaching en management. Elle s’intitule “Les phases du deuil”. Cet outil devait permettre au manager de comprendre l’état psychique du salarié qui subit une mutation forcée dans une ville éloignée ou dans un autre service.
La “courbe du deuil” définit six étapes : l’annonce de la mutation, le refus de comprendre, la résistance, la décompression, la résignation et, pour finir, l’intégration du salarié. Le manager est averti : en phase 3, la “résistance”, l’employé peut se livrer à des actes de sabotage. Puis en phase 4, la “décompression”, il va chuter dans le désespoir et la dépression. La légende, sous la courbe, conseille au manager de faire entendre à son employé dépressif que “l’évolution des besoins est à la source du changement”. En français, que sa mutation est inévitable.
Ces dépressifs programmés, Christian en a repéré plusieurs au sein de la boîte. Ce que les dirigeants n’avaient pas prévu, c’est que cinquante-huit d’entre eux, au lieu de se laisser accompagner par leur manager jusqu’en phase 6, celle de “l’acceptation du changement”, iraient jusqu’au suicide ou à la tentative de suicide. Dans son bureau, à Arcueil, Val-de-Marne, nous interrogeons la directrice exécutive adjointe du groupe France Télécom Orange, Delphine Ernotte.
“Qu’est-ce qu’un outil comme la ‘courbe de deuil’ vient faire entre les mains d’un manager ? – Ce qu’on voulait, c’était accompagner au maximum les employés. Mais peut-être était-ce maladroit. – Vous aviez prévu des dépressions : c’est écrit dans les documents. Vous auriez pu prévoir que certains allaient craquer, non ? – Non. On ne l’a pas du tout imaginé.”
Un matin de 2007, Christian est convoqué place d’Alleray, à Paris, le siège du groupe. Sur le courrier recommandé, aucun détail sur le motif de la convocation. Une fois sur place, il cogne à la porte du DRH du groupe, Olivier Barberot, qu’il connaît et qu’il tutoie. Mais Barberot ne le reçoit pas comme d’habitude. Il le vouvoie :
“Monsieur, vous deviez vous présenter hier, vous ne l’avez pas fait. Cela nous contraint à engager une procédure disciplinaire. A moins que vous n’acceptiez de signer votre départ de l’entreprise.”
Christian écoute le DRH, accompagné d’un assistant, lui vanter l’intérêt d’un départ à l’amiable. Au bout de quelques phrases, Christian explose :
“Je n’imaginais pas que vous étiez capables d’une saloperie pareille ! Vous êtes des salauds mais vous avez gagné : je ne veux plus vous voir. Je ne veux plus travailler avec des gens comme vous.”
Puis, sur ces mots, Christian signe son départ, quitte l’immeuble en pleurant et prend le chemin d’une autre vie. Après la révélation, l’an dernier, du scandale des suicides en série, Olivier Barberot, qui gérait la carrière de 200 000 employés du groupe, a été déplacé au poste de pdg d’une filiale de sept-cent cinquante personnes. Nous n’avons pas réussi à le joindre pour entendre sa réponse au récit de Christian. Mais nous avons pu parler au téléphone à un communicant du groupe France Télécom Orange. Nous l’informons que Les Inrocks ont recueilli le témoignage d’un de leurs anciens directeurs régionaux, et que celui-ci, pour ne pas exposer sa nouvelle
– Envoyé à l'aide de la barre d'outils Google"
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