Ils brûlent. Avec leurs enfants. Dans des immeubles vétustes et rentables et dans des centres de rétention. Ils succombent. Sous les décombres ou le déluge. Ils périssent par le feu, par le fer ou par les eaux. Leur peau épouse toutes les variations et affiche toutes les nuances, du teint olivâtre des affligés à la mine acariâtre de ceux qui ne croient plus qu'il existe un revers au malheur. Certains disent que ce sont toujours les mêmes qui trinquent. D'autres rétorquent que ce sont toujours les mêmes qui geignent. Les uns affirment qu'il est déraisonnable d'affronter tous les périls pour un mirage de vie meilleure. L'écho répond que ce sont encore les mêmes qui font du tapage sous la fenêtre des honnêtes gens et que si ce n'est eux, c'est donc leurs frères. Le bon sens assure qu'il doit bien y avoir une raison si ce sont les mêmes qui, en tous temps et en tous lieux, endurent la désolation et l'infortune. L'Eglise l'avait conté à une époque, celle de la fumeuse malédiction de Cham. Buffon, se croyant de bonne foi, en avait accusé les affres des contrées tropicales. Gobineau en avait fait une religion, une doctrine et une science. Même Hegel l'avait pensé à haute plume. Le fait est que ce sont toujours les mêmes.
Les Damnés de la Terre. Condamnés à mordre la poussière. Parce qu'ils n'ont rien compris ni au produit national brut ni à l'ordre du monde. Comme s'ils rêvaient à part. Pourtant, ils nous ressemblent. Ils nous ressemblent avec leurs yeux qui luisent d'espoir lorsqu'ils essayent de déjouer l'adversité qui s'acharne à baisser les prix du coton et du café. Ils nous ressemblent avec leurs pieds qui votent bruyamment contre le pillage des bois précieux, des diamants et du pétrole. Ils nous ressemblent avec leur bouche qui se tord pour étrangler les larmes trop promptes à révéler leurs désillusions sur un pays qu'ils prenaient pour le logis, le foyer, l'écrin de la liberté, l'orfèvre de la solidarité, le chamane de la générosité, l'inventeur de l'égalité, le chantre de la fraternité. Ils nous ressemblent avec cette obstination à forger dans les entrailles mêmes du malheur la force d'avancer encore, de saisir ces mains tendues pareilles aux leurs sauf la couleur, de savoir que le danger peut être proche et familier, et l'amitié lointaine et revigorante. Ils ressemblent pourtant aussi à ceux qui, installés dans le confort de l'échange inégal, écrivent sur eux des livres savants et impitoyables.
A la nuance qui distingue l'être éperdu du chacal repu. Ils ressemblent étrangement à ceux qui, le cynisme en bandoulière, jouent leur sort à la bataille navale électorale. La fourberie et les simagrées en moins. Ils ressemblent même à ceux qui, du balcon de la Bourse , dictent au monde son chemin et son rythme. Ils ont la même pugnacité. L'arrogance en moins. L'innocence en plus. Car rien ne ressemble davantage à un homme qu'un autre homme. Rien ne révèle plus un homme qu'un autre homme. Et partout les femmes bataillent contre la scélératesse du hasard et des Pouvoirs. Partout elles courent les chemins de traverse pour dérouter la déveine. Et tous les enfants du monde s'épanouissent mieux à l'école qu'aux champs et à l'usine. Ils ont tous des regards étoilés jusqu'à ce que la cupidité ou l'égoïsme des nantis, des corrompus et des lâches les lâchent entre les griffes des marchands de passage, de sommeil et de chimères. Alors, leur regard devient terne.
Ou se met à briller d'une autre lueur. De rage. Et ceux, toujours les mêmes, qui portaient sans haine le souvenir de leurs ancêtres réduits en esclavage, de leur aïeul indigène ayant construit tant de rails et cultivé tant de plantations en travail forcé, de leur grand-oncle ‘primitif' exhibé à l'Exposition coloniale, de leur grand-père tirailleur cristallisé pour la France éternelle, ceux-là, toujours les mêmes qui sont jetés dans les charters ou le désert, ceux-là, têtus, soucieux de ne pas perdre leur propre humanité, se souviennent que l'homme habite la terre et qu'il la parcourt depuis des âges immémoriaux. Et ils s'entêtent à sourire et à aimer. Et ils marchent. Alors, marchons.
Marchons, nous aussi. Puisque l'indignation est impuissante. Pour récuser la résignation, il nous reste à marcher, rouler, parler, pester, hurler avec les cris sans bruit de nos âmes déchiquetées. Marcher, couvrir comme eux des milliers de kilomètres, mêler nos doigts, nos voix, nos accents et nos chants, repeindre nos rêves ensemble pour scander que le monde nous ressemble et que nous le reprenons en mains.
Christiane Taubira - Députée de Guyane - 1 er Novembre 2005 -
*James Baldwin
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