Avec la guerre en Libye dont la France a eu, pour l'essentiel, l'initiative, le masque tombe : nous restons une puissance coloniale dont la politique internationale n'a de sens que de servir ses intérêts, géopolitiques ou économiques et même, dans ce cas précis, un calcul électoral hasardeux de son président, Nicolas Sarkozy.
Il convient de le dire haut et fort : cette intervention guerrière telle qu'elle se prolonge n'est ni légale, ni légitime. Elle n'est pas légale car la résolution de l'ONU indiquait un objectif précis et modeste, éventuellement acceptable : protéger une population d'une possible (je dis bien possible) répression sanglante de la part de M. Kadhafi dans un conflit interne à la nation libyenne. Or, par des glissements successifs dont la grande majorité de la presse et de la classe politique s'est faite scandaleusement la complice, l'intervention a changé de nature et s'est donné pour objectif d'éliminer, politiquement, sinon physiquement (cela a été fait pour l'un de ses fils), le chef d'Etat libyen, contredisant radicalement le mandat juridique initial.
Les moyens ont alors changé : on ne s'est pas contenté de neutraliser l'espace aérien, on est intervenu directement ou indirectement au sol (ne soyons pas hypocrites !) et, sous prétexte d'éviter un possible massacre, on a soi-même perpétré un massacre bien réel contre la population soutenant M. Kadhafi : y aurait-il de bons morts et de mauvais morts ?
Par ailleurs, malgré l'accord initial de l'ONU, je n'aperçois aucune légitimité de fond dans ce qu'on croit justifier par un droit d'ingérence qui n'a pas de statut officiel et dont l'application, qui se prétend généreuse en invoquant le respect des "droits de l'homme", est curieusement à géométrie variable. Car jusqu'à preuve du contraire, les nations sont souveraines : intervenir comme on le fait ici (mais aussi en Afghanistan et hier en Irak), c'est violer ce principe essentiel qui nous interdit dedécider à la place des peuples, même quand le régime politique qui les régit les dessaisît de leur souveraineté, faute de démocratie.
C'est aux peuples de forger leur destin national et l'Occident n'a pas à s'ériger en gendarme du monde, même si l'on doit souhaiter que son modèle politique (je ne dis pas économique) gagne progressivement la planète. Mais ce qui prouve bien l'hypocrisie de ce droit d'ingérence moralement invoqué, c'est la manière totalement partiale dont on l'applique : qu'attend-on pour intervenir en Syrie ou en Arabie saoudite, qui sont des dictatures féroces ? Et qu'attend B.-H. Lévy, si actif dans ce domaine, pour demander qu'on intervienne dans son pays ami, le Maroc, où il ne voit point les atteintes multiples aux libertés qui s'y perpétuent ?
On voit donc que derrière les grands principes invoqués, ce sont des intérêts économiques qui sont en jeu, comme l'accès au pétrole, ou géostratégiques comme la présence de la France et, plus largement, des puissances occidentales dans cette région du monde qui risque d'émerger comme sujet historique indépendant et d'échapper ainsi à la maîtrise néo-coloniale dont elle est l'objet sans que personne s'en indigne. Enfin, quelle autre immense hypocrisie il y a à découvrirbrusquement les injustices terribles qui affectent la plupart des régimes arabes alors qu'il y a un an, avant les récents événements, non seulement on faisait semblant de ne pas les voir, mais on faisait l'apologie de ces régimes et on les soutenait honteusement de toutes sortes de manières.
C'est ici qu'apparaît le calcul politicien de Sarkozy, ce président qui fait et dit tout et son contraire, sur fond d'ambition personnelle exacerbée. Il avait déroulé un tapis magnifique à Kadhafi dans la cadre de sa politique panafricaine et en songeant lui aussi au pétrole. Et le voici qui le transforme en tyran sanguinaire surgi brusquement des eaux, pour se donner le droit de l'éliminer ! Au surplus, il se permet d'ignorer la complexité du conflit libyen, dont quelques observateurs, mais de plus en plus nombreux, commencent à s'apercevoir : la dimension clanique, voire tribale du conflit, le caractère minoritaire des rebelles, la présence parmi eux d'éléments dont les motivations ne sont pas clairement démocratiques – autant de facteurs qui commandent la prudence quand il s'agit de prendre parti sur un plan indissociablement moral et politique.
Ce qui reste évident, c'est que notre président entend faire oublier sa complicité récente avec le dirigeant libyen et tenter de redorer son image publique en vue de 2012. Son comportement d'ensemble correspond exactement à celui du "moraliste politique", tel que Kant le nommait, qui "se fabrique une morale à la convenance des intérêts de l'homme d'Etat". On aimerait bien que ceux qui le soutiennent aveuglément se rappellent que c'est l'inverse qui doit se produire : c'est à la morale, dans ses grands acquis universels, de commander à la politique et de condamnertout ce qui y contrevient – à commencer par le néo-colonialisme dans lequel la France s'enfonce.
Yvon Quiniou est aussi membre du conseil de rédaction de La Pensée, soutien du Front de gauche et l'auteur de L'ambition morale de la politique. Changerl'homme ? (L'Harmattan, 2010).
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