mardi 7 juin 2011

Enfants à vendre

Wiseline, une jeune Haïtienne de 14 ans, a traversé illégalement la frontière dominicaine avec l'aide d'une trafiquante qui l'a guidée tout droit vers l'enfer

(Ouanaminthe, Haïti) Des dizaines  d'Haïtiens traversent le pont à pied, munis de brouettes remplies de douzaines d'oeufs, de sacs de charbon ou encore de rouleaux de papier hygiénique. Des garçons se fraient un chemin dans la foule compacte pour offrir leurs services comme cireurs de chaussures.
C'est jour de marché à Dajabon, dans le nord-ouest de la République dominicaine, à la frontière avec Haïti. Deux fois par semaine, le lundi et le vendredi, les Haïtiens arrivent en masse de Ouanaminthe, la ville jumelle du côté haïtien, pour faire leurs emplettes. Ces jours-là, ils n'ont pas à présenter de pièces d'identité.
Ce va-et-vient chaotique offre aux trafiquants d'enfants une couverture idéale. «Nous avons un très sérieux problème les jours de marché. Les gens traversent sans aucun contrôle. Les passeurs en profitent», souligne le commissaire Renel Costumé, de la Brigade de protection des mineurs (BPM).
Avant le séisme, la police haïtienne ne se souciait guère du trafic d'enfants. Depuis quelques mois, huit agents civils de la BPM sont affectés aux quatre principaux postes frontaliers du pays. «C'est nettement insuffisant», reconnaît le commissaire Costumé. Vu le manque de moyens de la police haïtienne, c'est l'UNICEF qui a financé la création de cette brigade au tournant des années 2000.
Depuis 8h ce matin, sous un soleil de plomb, deux agents interpellent chaque adulte accompagné d'un enfant sur l'un des deux ponts de Ouanaminthe. La BPM n'arrive pas à surveiller les deux en même temps, faute d'effectifs. Comme les agents civils ne sont pas armés, ils suscitent davantage d'impatience que de crainte.
L'agent Fredlin Vincent demande ses papiers à une jeune mère qui protège son garçon du soleil à l'aide d'un parapluie. Nerveuse, elle montre pour tout document un carnet fourni par l'hôpital de Dajabon. Elle dit avoir un rendez-vous médical. Un Dominicain, qui prétend être le père de l'enfant, reste à l'écart durant toute l'intervention. «On porte une attention particulière aux gens stressés; souvent, ils sont suspects», souligne l'agent Vincent. Finalement, il laissera partir le couple et l'enfant de 22 mois.
Travailler en vain
Cette méthode a récemment permis à l'agent Vincent de démasquer un trafiquant qui se faisait passer pour le père d'une fillette. L'homme n'avait pas les documents de voyage de l'enfant. Questionnée par l'agent, la petite de 6 ans a timidement répondu que l'homme était son père. Mais elle ne connaissait pas son nom. Le trafiquant a senti la soupe chaude. Visiblement habitué de soudoyer les autorités, il a proposé à l'agent: «Laisse-moi aller vendre l'enfant. On va partager les profits 50/50.»
L'agent Vincent a fait placer l'homme d'une quarantaine d'années en garde à vue. La fillette a été confiée à une organisation caritative catholique, le temps de vérifier si elle avait une famille. La police a retrouvé sa mère le jour même. Au milieu du marché où elle travaillait, elle pleurait et criait que sa fille, Angelica, avait disparu.
Le trafiquant, lui, restera impuni. Il a été libéré deux heures après avoir été placé en garde à vue, apparemment parce qu'il devait être soigné pour une blessure à la tête qu'il venait de se faire dans sa cellule. L'agent Vincent l'a revu traîner dans le marché.
«C'est un peu comme travailler en vain. On arrête un passeur; quand on est chanceux, il est accusé de voyage illégal; il paie une amende et on le revoit ici quelques jours plus tard», lance, découragée, sa collègue Fabienne Jean Valdemar.
Chaque année, quelque 2000 enfants haïtiens entrent illégalement en République dominicaine avec un passeur. Ils sont ensuite forcés à mendier, à se prostituer ou à travailler comme domestique, selon une récente étude de l'UNICEF. Après le tremblement de terre qui a fait quelque 300 000 morts et plus de 1,5 million de sans-abri le 12 janvier 2010, l'UNICEF a tiré la sonnette d'alarme: l'ouverture des frontières pour des raisons humanitaires donnait aussi une occasion en or aux passeurs de faire traverser illégalement des enfants chez le voisin dominicain.
Or, même si la frontière dominicaine s'est refermée ensuite, de nombreuses familles haïtiennes rendues encore plus vulnérables après le séisme ont accepté de confier leurs enfants au premier venu, quand elles ne les ont pas carrément vendus pour survivre. Quelque 40% des enfants haïtiens vivaient déjà dans la pauvreté absolue avant le séisme.
«On voit surtout des cas de parents qui vendent leur enfant. Les Haïtiens font cela depuis longtemps. La traite est une préoccupation occidentale beaucoup plus qu'haïtienne», indique Stéphane Tonon, policier de l'ONU responsable du dossier de la traite dans le nord-est d'Haïti.
Frontière poreuse
Dans les neuf mois qui ont suivi le séisme, ce ne sont pas 2000, mais plus de 7000 enfants haïtiens qui auraient été victimes de trafic et envoyés en République dominicaine, selon Réseau frontalier Jeannot Succès, un groupe haïtien de défense des droits présent à 10 endroits stratégiques sur la frontière haïtiano-dominicaine.
Cette statistique fait sourciller Gallianne Palayret, spécialiste de la protection de l'enfance à l'UNICEF. «Beaucoup d'enfants ont traversé du côté dominicain après le séisme, mais on n'a pas assez de données fiables pour prouver qu'ils ont été victimes de trafic.»
L'Organisation internationale pour les migrations partage les mêmes inquiétudes. «On sait que des familles dominicaines se rendent à Ouanaminthe pour se trouver un restavek (enfant domestique en créole). C'est un produit qu'on marchande», indique le responsable de la lutte contre le trafic d'enfants à l'OIM, Rodrigue Joseph.
Depuis le séisme, la police haïtienne a intercepté 4000 enfants aux principaux postes frontaliers d'Haïti, dont 82 étaient peut-être victimes de traite. Ce serait la pointe de l'iceberg. La plupart du temps, les passeurs empruntent avec les enfants ce qu'on appelle des «routes-jardins», des chemins non officiels, à l'abri du regard des agents frontaliers. Ils traversent à pied, à cheval ou à moto.
Le grand patron de la police haïtienne, Mario Andrésol, admet que la frontière est poreuse. «J'ai une vingtaine de commissariats et de sous-commissariats pour surveiller 360 km de frontière terrestre. Il y a des trous. Ce n'est pas vraiment un contrôle efficace.»
La lutte contre la traite est compliquée par le fait que seulement 40% des enfants possèdent un acte de naissance, fait valoir Ramsay Ben-Achour, directeur de la mission haïtienne de Heartland Alliance.
Cet organisme américain a été le premier à poster des gens à la frontière pour décourager les trafiquants dans les semaines qui ont suivi le séisme. Cela peut paraître ironique, mais ce sont les employés de Heartland qui ont formé les agents de la police haïtienne à détecter les cas de traite.
L'État semble dépassé par le fléau. En théorie, les policiers haïtiens confient à l'Institut du bien-être social et de recherche - la DPJ haïtienne - les enfants interceptés à la frontière. En pratique, à l'extérieur de la capitale Port-au-Prince, l'IBESR est une coquille vide. Et la plupart du temps, à Port-au-Prince, les enfants sont envoyés dans des foyers privés qui débordent.
La directrice de la défense sociale de l'IBESR, Marie Carmel Dejean, se sent impuissante. «Depuis le séisme, on reçoit des enfants qui partent prétendument rejoindre de la famille en Colombie, au Venezuela ou ailleurs en Amérique du Sud. Seront-ils victimes de traite? On ne sait pas exactement ce qui se passe.»


Caroline Touzin

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